HÉBRAÏQUES (LANGUE ET LITTÉRATURE)

HÉBRAÏQUES (LANGUE ET LITTÉRATURE)
HÉBRAÏQUES (LANGUE ET LITTÉRATURE)

L’hébreu appartient au groupe des langues sémitiques du Nord-Ouest, dont il constitue, avec le phénicien et le moabite, le rameau cananéen.

L’hébreu, aujourd’hui langue nationale d’Israël, représente, en effet, la forme évoluée de l’idiome qui était en usage chez les populations de Canaan antérieurement à l’arrivée des Israélites. Ces derniers ont dû abandonner pour la langue de leurs hôtes, dont la civilisation était supérieure, le dialecte araméen qu’ils parlaient originellement. Les gloses des lettres d’El-Amarna (XVe et XIVe siècles av. notre ère) ont permis de reconstituer la grammaire de cette langue de Canaan, ancêtre de la langue hébraïque.

La littérature hébraïque présente la particularité de s’être développée pratiquement sans solution de continuité depuis plus de trois millénaires. En outre, contrairement à l’évolution que l’on rencontre généralement, c’est le monument historique le plus ancien, la Bible, qui fut et reste considéré comme le modèle parfait, source de toute inspiration future. En conséquence, sur le plan littéraire comme sur le plan linguistique, la langue et la poésie bibliques apparaissent comme plus proches du XXe siècle que l’anglais de Chaucer ou le français du pauvre Rutebeuf.

Évaluer l’importance relative des diverses époques est difficile, car les documents conservés ne constituent qu’une partie souvent réduite et parfois secondaire d’un ensemble. Certains moments de l’histoire littéraire sont mal connus et d’autres le seraient restés, n’étaient les découvertes retentissantes des manuscrits de la mer Morte en 1947 et de la gueniza du Caire en 1896.

Les manuscrits de la mer Morte donnent une idée de la période qui s’étend entre la fin de l’époque biblique (env. IVe s. av. J.-C.) et l’époque mishnique (jusqu’au IIIe s.). Les textes, et surtout les admirables poèmes liturgiques découverts dans la gueniza du Caire (dépôt des textes sacrés anciens ou hors d’usage), montrent que les siècles qui se sont écoulés entre la clôture de la Mishna (Mišna ) et l’époque médiévale ont dû être très riches. On en dégagera ici les lignes de force.

La littérature hébraïque moderne comprend essentiellement l’époque de la Haskala («les Lumières»), qui dure jusqu’en 1881, celle du «Retour à Sion» chanté comme un souhait ardent, puis réalisé (H. N. Bialik, S. Tchernichovski), la littérature préisraélienne (jusqu’en 1948) et, enfin, israélienne.

1. L’hébreu

L’hébreu biblique ou hébreu ancien

Textes

L’hébreu biblique est la langue dans laquelle a été rédigé – à l’exception de quelques passages – l’ensemble littéraire qui constitue la Bible juive. Une partie des apocryphes et des pseudépigraphes, qui nous sont parvenus surtout en traduction, furent sans doute composés primitivement dans la langue originale de la Bible. C’est ce que démontrent, par exemple, les fragments hébreux du Siracide mis au jour à Qumrân en 1956 et à Massada en 1964.

Le domaine de l’hébreu biblique a été considérablement élargi par la découverte, à partir de 1947, dans les grottes du Wadi-Qumrân, au nord-ouest de la mer Morte, d’une collection de textes antérieurs au christianisme, legs d’une secte juive dans laquelle de nombreux savants s’accordent à reconnaître les Esséniens.

En dehors de ces compositions littéraires, il faut signaler encore divers monuments révélés par l’épigraphie: «calendrier» de Gezer, inscription de Siloé, sceaux, lettres de Lakish, estampilles de jarres, monnaies, inscriptions funéraires.

Tous ces textes s’échelonnent du Xe siècle avant J.-C. aux abords de l’ère chrétienne.

Phonétique et alphabet

Le système phonétique de l’hébreu représente une simplification du système sémitique primitif. Les symboles de l’alphabet hébraïque auxquels correspondent les caractères latins b , g , d , k , p , t , notent, selon qu’ils sont ou non affectés d’un point diacritique, une prononciation dure ou spirante. Les gutturales, moins nombreuses que dans l’état originel, ont une prononciation qui les différencie nettement les unes des autres. L’hébreu biblique possède des consonnes emphatiques, caractéristiques des langues sémitiques. Les trois voyelles fondamentales du sémitique commun, a , i , u , avec leurs variétés longues ou brèves, ont abouti en hébreu ancien à sept voyelles longues, moyennes ou brèves. L’hébreu, comme l’arabe, accentue plus fortement la fin de phrase. Ce phénomène entraîne un allongement de voyelle dans le vocable qui est suivi d’une ponctuation forte. C’est la forme pausale.

L’hébreu se lit de droite à gauche. L’alphabet hébraïque compte vingt-deux signes qui ne notent que les consonnes. Les Israélites l’ont emprunté aux Phéniciens et s’en sont servis sous sa forme originelle, dite hébréo-phénicienne ou paléohébraïque, jusque vers le milieu du premier siècle avant l’ère chrétienne. À partir de cette époque, l’alphabet hébréo-phénicien cède la place – sauf lorsqu’on veut user, pour divers motifs, d’une graphie archaïsante – aux caractères assyriens ou écriture carrée, dérivés d’une cursive araméenne. Divers systèmes imaginés tardivement, entre le VIe et le VIIe siècle de notre ère, ont permis de noter les voyelles. La notation qui s’est imposée est celle de Tibérias.

Lexique

L’hébreu biblique est une langue à la fois archaïque et simple. Disposant d’un matériel lexicologique assez restreint, il le met en œuvre avec une fraîcheur et une délicatesse qui compensent cette relative pauvreté. Comme toutes les langues, il a dû comporter des dialectes: quelques vestiges en subsistent dans la Bible. La langue de la poésie se distingue assez sensiblement de celle de la prose par certains traits archaïques. La versification repose sur le parallélisme des deux ou trois stiques qui constituent le verset et qui expriment la même idée en la formulant d’une manière analogue ou antithétique. De plus, chacun de ces stiques comporte le même nombre de syllabes toniques ou temps forts, sauf dans le rythme de l’élégie qui résulte de l’alternance d’un stique plus long et d’un stique plus court. Le style des prophètes est marqué par une certaine liberté à l’égard du parallélisme.

Jusqu’à l’époque de la Captivité (586 av. notre ère), la langue hébraïque n’admet que peu de vocables étrangers. Après la Captivité, elle devient plus perméable à l’influence de l’araméen qui prévalait en Galilée, postérieurement à la chute de Samarie (721 av. notre ère), et n’avait cessé de gagner du terrain. Il admet aussi plus volontiers des vocables empruntés au perse et des tournures de la langue populaire. Ces caractéristiques, que l’on relève dans des écrits qui s’efforcent à une imitation consciencieuse des genres et de la langue des œuvres de la période préexilique, annoncent déjà l’hébreu mishnique.

Morphologie et syntaxe

Comme toutes les langues sémitiques, l’hébreu a pour éléments de base des racines verbales de trois consonnes qui expriment l’idée fondamentale. Des consonnes préfixées (préformantes) ou suffixées (afformantes) permettent la formation nominale et la constitution de types substantifs aux valeurs déterminées.

Le sémitique commun possédait une déclinaison à trois cas principaux. Il n’en reste que des vestiges en hébreu. Ce qu’on appelle la flexion d’un substantif hébraïque n’est autre chose que l’ensemble des modifications vocaliques affectant le thème consonantique de ce substantif, selon qu’il est employé à l’état absolu du singulier ou du pluriel (c’est-à-dire lorsqu’il ne régit aucun complément déterminatif), ou à l’état construit du singulier ou du pluriel (c’est-à-dire lorsqu’il est déterminé par un complément), ou enfin avec l’adjonction d’un suffixe possessif.

Le nom hébreu connaît deux genres et trois nombres, les objets qui vont par paires, comme les membres doubles, etc., étant au duel.

Le verbe hébreu possède sept formes que prend la racine suivant qu’il s’agit d’en exprimer l’idée fondamentale (forme légère ou simple) ou certaines nuances particulières (formes lourdes ou augmentées). Chacune de ces formes comporte un indicatif à deux temps. Cinq formes ont, en outre, un mode volitif: impératif pour la deuxième personne; cohortatif pour la première et, à une forme seulement, jussif pour la troisième. La forme simple admet quatre noms verbaux: infinitif absolu et infinitif construit, participe actif et participe passif. Deux formes augmentées sont dépourvues d’infinitif construit. Toutes, en dehors de la forme simple, n’ont qu’un seul participe, de valeur active ou passive selon la signification propre à chaque forme.

Les temps de l’hébreu envisagent le procès non pas sous l’angle chronologique, mais selon son aspect, c’est-à-dire selon qu’il est accompli (parfait) ou en train de s’accomplir (imparfait). La consonne vaw (vaw conversif) préfixée à un parfait ou à un imparfait donne à chacun de ces temps la valeur du temps qui lui est respectivement opposé.

Les personnes sont marquées par des désinences (parfait) ou des préformantes (imparfait), débris de pronoms ou éléments à valeur démonstrative. Aux deuxième et troisième personnes, l’hébreu exprime les genres par des formes spécifiques.

Les accidents phonétiques auxquels sont exposées les consonnes qui constituent la racine verbale commandent la répartition des verbes hébraïques en verbes forts ou sains, verbes à gutturales, et diverses catégories de verbes faibles. Tous les verbes peuvent recevoir des pronoms personnels suffixés sujets ou, surtout, objets.

La construction de la phrase hébraïque est paratactique plutôt que syntactique. Elle procède par courtes propositions coordonnées par la conjonction we et») qui reçoit des valeurs variées, selon le contexte. La simplicité de ce système n’empêche pas l’hébreu d’exprimer à peu près toutes les nuances de la subordination. Néanmoins, la langue ressent, dès la Bible, la nécessité de se constituer des conjonctions de subordination composées.

L’hébreu mishnique

L’hébreu mishnaïque ou mishnique, que l’on appelle souvent aussi, avec une insuffisante précision, néo-hébreu, représente la langue quotidienne que les Juifs de Palestine parlaient depuis le IVe siècle avant notre ère et dont ils ne devaient cesser de faire usage, concurremment à l’araméen, qu’après la ruine définitive de l’État national en 135 de l’ère actuelle. L’hébreu devient alors langue religieuse et savante et s’efface, en tant que vernaculaire, devant l’araméen, ou peut-être même le grec.

À la dernière phase de l’hébreu vivant, l’idiome populaire accède à la qualité de langue littéraire. L’œuvre principale qui en fait usage et qui lui donne son nom est la compilation de la Mishna (IIe siècle de notre ère).

L’hébreu mishnique se distingue de l’hébreu biblique par des particularités philologiques notables. Le lexique s’est ouvert aux influences extérieures: il admet assez largement des vocables empruntés à l’araméen, au perse, au grec et au latin. Il innove par rapport à la Bible non seulement en donnant à certains noms des valeurs sémantiques nouvelles, mais aussi par l’introduction de formations nominales inédites. Certaines des formes classiques tombent en désuétude dans quelques catégories de verbes, tandis que des formes nouvelles, souvent quadrilitères, apparaissent. Les temps reçoivent une valeur plus temporelle. Le participe donne naissance à un présent. Les constructions périphrastiques deviennent fréquentes. L’état construit tend à être remplacé par la particule relative de forme še avec la préposition l suffixée. Les prépositions et les conjonctions se multiplient. La construction de la phrase est très différente. L’hébreu mishnique ne doit pas être considéré comme une langue artificielle ou dégénérée. C’est un idiome dru et concis, pittoresque et souvent d’une limpide élégance.

Le néo-hébreu ou hébreu médiéval

Nous réservons le nom de néo-hébreu à l’hébreu tel que le pratiquent les lettrés juifs, du début du IIIe siècle de notre ère à la seconde moitié du XIXe siècle. Langue essentiellement livresque, le néo-hébreu s’efforce d’imiter les modèles littéraires du passé, de la Bible à la Mishna. Il comporte des variétés assez nettement différenciées selon qu’il s’agit de prose ou de poésie, selon les époques et selon les genres traités. En prose, la langue des Midrashim et celle du Code de Maïmonide continuent l’hébreu mishnique. Chez les commentateurs du Talmud, l’hébreu mishnique se charge d’éléments araméens empruntés à la grande compilation babylonienne. La langue des philosophes est celle dans laquelle sont rédigées les traductions d’œuvres philosophiques ou scientifiques arabes. La nécessité de faire exprimer à l’hébreu les idées abstraites de leurs modèles oblige les traducteurs à des innovations qui affectent la sémantique, la formation nominale, la syntaxe et sont souvent des calques serviles de l’arabe. L’hébreu médiéval utilise volontiers une cursive dérivée de la forme carrée: la graphie dite rabbinique ou de Rashi.

À partir du dernier quart du XVIIIe siècle, en liaison avec le mouvement de la Haskala qui s’efforce, en Allemagne, de libérer du Moyen Âge les Juifs et de les adapter au monde moderne, le style de la «rhétorique» ou melitsah tente, avec un succès assez médiocre, de revenir à la pureté de l’hébreu biblique en rompant complètement avec l’hébreu mishnique et l’hébreu médiéval.

La prétention d’exprimer les réalités modernes par l’antique idiome de l’Écriture, figé dans le rôle de norme linguistique, aboutit à la constitution d’une langue solennelle et maladroite, pourvue d’une syntaxe sclérosée et contrainte de multiplier les périphrases pour désigner, d’une façon parfois peu intelligible, les notions et les choses. Bien qu’il soit l’instrument d’un mouvement d’émancipation, l’hébreu de la melitsah , par son caractère, appartient au passé de la langue hébraïque plutôt qu’il n’en annonce l’avenir.

La poésie liturgique comporte souvent la rime, mais non le mètre. Sa langue est fondée sur celle de la Bible. Toutefois, tandis qu’à sa première période elle recourt très volontiers à des innovations d’ordre morphologique, elle finit par renoncer à la plupart d’entre elles, cependant qu’elle accueille plus largement des expressions talmudiques.

La poésie métrique, introduite au Xe siècle, comporte deux variétés ou deux styles. Dans le style espagnol, la langue est essentiellement celle de la Bible, quoiqu’on y décèle l’influence du style philosophique de la prose et celle de l’arabe. À la fin de la période du néo-hébreu, le style allemand de la melitsah a plus de pureté que de vigueur.

L’hébreu moderne

La période moderne de l’hébreu commence dès la seconde moitié du XIXe siècle avec la prédominance du style russe. L’éveil de la nationalité juive et son aboutissement politique transforment la langue forgée par les grands auteurs du judaïsme russe en vernaculaire: l’hébreu vivant actuel ou israélien.

La nécessité d’exprimer les réalités complexes de la vie contemporaine avait contraint l’hébreu des auteurs russes à faire appel à toutes les ressources du vocabulaire hébraïque au lieu de se cantonner, à la façon de la melitsah , dans le lexique de la Bible. Prolongeant et systématisant cet effort de rénovation linguistique, E. Ben Yehuda publie, dans la deuxième décennie du XXe siècle, un Thesaurus totius hebraitatis qui joue un rôle décisif dans la formation de l’hébreu actuellement parlé dans le nouvel État national. Ben Yehuda n’hésite pas à préconiser même des emprunts à certaines langues vivantes, dont l’arabe. Redevenu langue quotidienne, l’hébreu ne cesse désormais, comme tous les idiomes vivants, d’enrichir son dictionnaire au gré des contingences historiques. Si bien que le Thesaurus de Ben Yehuda, tout en restant aujourd’hui encore l’ouvrage de base, est sensiblement dépassé par la langue actuelle.

Sur le plan de la grammaire, l’hébreu moderne est marqué par deux tendances opposées. Certaines de ses particularités continuent l’évolution qui avait transformé l’hébreu biblique en hébreu mishnique. Ainsi en phonétique où l’on note le recul de la prononciation spirante, réduite aux seules consonnes b , k , p , et, sauf chez les Juifs arabophones, l’usure à peu près complète des gutturales. Surtout, l’hébreu moderne fait un usage plus large que l’hébreu mishnique de la subordination et de constructions de phrases complexes. Selon l’autre tendance, l’hébreu moderne marque sur certains points de morphologie une rupture avec l’hébreu mishnique et un retour à l’hébreu biblique.

Enfin, par des développements originaux tels que l’abandon à peu près total de la forme pausale et l’usage généralisé du discours indirect, l’hébreu moderne se distingue à la fois de l’hébreu biblique et de l’hébreu mishnique.

La prononciation de l’hébreu moderne est conforme à celle des Juifs orientaux, ou Sephardim. La prononciation des Juifs d’Europe, ou Ashkenazim, est conservée parfois en poésie. La graphie courante est une cursive qui procède des caractères carrés de l’imprimerie.

Encore en devenir, à certains égards, l’hébreu moderne est d’ores et déjà un idiome harmonieux, apte à exprimer avec élégance et naturel, à l’instar de n’importe quelle autre langue de culture, toutes les réalités du monde moderne et toutes les nuances de la pensée.

2. La littérature hébraïque

De la Mishna à Rabbi Loeb

La période mishinique (env. Ier s.-230)

Le retour de captivité, la révolte des Asmonéens et l’indépendance retrouvée, puis perdue (70 apr. J.-C.), favorisent l’éclosion des sectes juives, se réclamant toutes du patrimoine spirituel de la Bible (sadducéens, pharisiens, esséniens, zélotes). Seul le judaïsme pharisien survécut (face à une autre secte issue du judaïsme acceptant pour messie Jésus de Nazareth: les chrétiens).

Outre la grande floraison du judaïsme alexandrin, le monument littéraire de cette période fut sans contexte la Mishna (d’une racine hébraïque signifiant répétition, étude – de la Loi).

Le propos de la Mishna est donc d’expliquer la «Loi et les prophètes». Hillel l’Ancien (fin du Ier s. av. J.-C.) formula les premières règles d’herméneutique, qui furent reprises et complétées par Rabbi Ismaël (IIe s.).

Au début du IIIe siècle, Rabbi Juda le Saint mit par écrit la Mishna , se basant sur quelques recueils antérieurs mais surtout sur la loi orale transmise de maître à disciples, de génération en génération. On trouve dans la Mishna , à côté de l’enseignement juridique dans toute sa rigueur, un enseignement éthique (maximes des Pères de la Synagogue) et religieux d’une grande valeur:
DIR
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Ben Zoma disait: Qui mérite le nom de sage? Celui qui trouve quelque chose à apprendre de chaque homme.
Qui mérite le nom de héros? Celui qui dompte ses passions.
Qui mérite le nom de riche? Celui qui est satisfait de son sort.
Qui jouit du respect? Celui qui témoigne considération envers les créatures de Dieu./DIR

On possède également des recueils de midrashim (explications allégoriques). Certains sont très anciens, tels le Sifra (commentaire sur le Lévitique) ou le Sifre (commentaire sur les Nombres ou le Deutéronome); d’autres, plus tardifs, tel le Midrash Rabba (commentaire allégorique sur le Pentateuque).

Après la clôture de la Mishna , on assiste très rapidement à une dégradation de la situation linguistique, et l’hébreu cesse d’être une langue parlée pour devenir exclusivement une langue liturgique et une langue littéraire, et cela jusqu’au début du XXe siècle.

La Guemara (commentaires) vint s’ajouter à la Mishna au cours des trois siècles qui suivirent. Ces commentaires sont à la fois d’ordre juridique, exégétique, moral. Mishna et Guemara constituent ensemble le Talmud (l’Enseignement). Enfin, cette époque a conservé les prières les plus anciennes du culte synagogal, postérieur à la Bible.
DIR
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Avant d’être créé, j’étais l’indignité même.
Maintenant que j’existe, je suis comme si je n’avais [pas été créé.
Durant la vie, je suis poussière;
Combien plus, à ma mort!...
Que ce soit ta volonté, Seigneur, de faire en sorte [que je cesse d’être un pécheur
Et daigne effacer les fautes
que j’ai commises devant Toi
et cela en ton infinie miséricorde,
et non par des châtiments.
(Prière , époque talmudique.)/DIR

La littérature hébraïque à l’époque médiévale

Après la lente désagrégation du judaïsme palestinien (IVe-Ve s.), le centre de gravité du judaïsme s’est déplacé vers la Babylonie, et les maîtres des académies talmudiques de ce pays (les geonim) devinrent les chefs spirituels du judaïsme tout entier, cela jusqu’au XIe siècle. De toute la Diaspora, on se tournait vers eux pour résoudre les problèmes difficiles de jurisprudence. Toutefois, le judaïsme palestinien n’était pas complètement détruit: les massorètes (de massora , «tradition») ont fixé définitivement au IXe siècle, à Tibériade, la prononciation de l’hébreu biblique et élaboré le système de points-voyelles encore en vigueur aujourd’hui. Les notes massorétiques sont d’une grande importance pour la compréhension de la Bible.

Le plus célèbre gaon fut Saadia (882-942): théologien et philosophe, il est l’auteur des Kitab al-Amanat w‘al-I’tiqadat (Croyances et convictions ), le premier ouvrage de théologie juive; il fut également lexicographe, grammairien, poète religieux, exégète, traducteur de la Bible en arabe (le Tafsir’ ) et polémiste (il sut faire front aux attaques violentes des karaïtes, secte juive niant la valeur du Talmud et de la tradition orale et mettant l’accent sur la nécessité de «scruter diligemment le texte de la loi écrite»).

Le statut des juifs d’Europe changea de nature lorsque la partie la plus importante du peuple juif passa de la «diaspora d’Ésaü» (la chrétienté) à celle d’Ismaël (l’islam). Certes le juif est un dhimmi (citoyen de second ordre), pourtant l’islam sut se montrer plus tolérant pour ceux (juifs et chrétiens) que le Coran appelle «le peuple du Livre». La domination musulmane en Espagne a permis l’éclosion de l’âge d’or du judaïsme dans tous les domaines: en politique (Hasdaï Ibn Chaprut fut le vizir d’Abdul Rahman III), en médecine et en astronomie, mais aussi et surtout en littérature.

L’âge d’or de l’Espagne dura plusieurs siècles; la Reconquista eut de terribles conséquences sur le sort des communautés juives. La première synagogue postérieure au dur exil de 1492 fut inaugurée en décembre 1968!

La littérature hébraïque en terre d’Espagne fut d’une étonnante richesse. Après les polémiques des rabbanites contre les karaïtes, illustrées par Saadia et portant sur l’interprétation de la Bible, de savants grammairiens formés à l’école arabe fondèrent véritablement la science grammaticale et lexicologique juive. Citons entre autres Menahem Ibn Saruq, auteur d’un «recueil» (dictionnaire de racines hébraïques) et son adversaire Dunash Ibn Labrat, Hayyu face="EU Caron" ギ (auteur de la théorie de la «trilitéralité» des racines hébraïques), Ibn Jannah, Abraham Ibn Ezra (grand érudit qui est à la fois, comme Saadia, grammairien, exégète et poète), la famille des Qimhi, en particulier David Qimhi (RaDaQ).

Ce fut l’apogée de la poésie hébraïque. Depuis les temps bibliques et jusqu’à la fin du XIXe siècle, rien qui soit comparable au talent poétique et à la magnifique langue de Salomon Ibn Gabirol (XIe s.), de Moshé Ibn Ezra, de Juda Hallévi (XIe-XIIe s.). Ce dernier, auteur des immortelles Sionides , fut le chantre par excellence de l’amour d’Israël (désignant à la fois le peuple et la terre d’Israël):
DIR
\
N’es-tu pas inquiète, ô Sion! du sort de tes captifs,
Alors qu’ils se tourmentent du tien, eux, les [rescapés de ton troupeau? [...]
Pour plaindre ta détresse, je hurle comme les [chacals, mais quand je rêve
Du retour de tes captifs, je suis une cithare toute
[vibrante de tes hymnes./DIR

La philosophie juive est fortement imprégnée de culture arabe et, à travers elle, de culture grecque. Le plus grand philosophe fut sans conteste Maimonide, né en 1134, mort en 1205. Ses ouvrages, rédigés en arabe, furent traduits en hébreu par Samuel Ibn Tibbon (de la grande famille provençale des Tibbonides qui traduisirent les ouvrages de philosophie juive les plus importants).

En raison de la décadence du gaonat, le soin de «trancher» la Halakah revint aux «décisionnaires», auteurs de nombreux recueils de Responsa : Rabbenu Gershon, «Lumière de l’Exil» (Xe s.), Rabbi Asher ben Yehiel (XIIIe s.-début du XIVe s.), son fils Jacob, auteur de Arba‘ Tourim (Les Quatre Rangées ), enfin l’auteur du célèbre Shul ムan Aroukh (Table dressée , code sur lequel est fondé le judaïsme traditionnel de nos jours), Joseph Qaro (XVIe s.), et son «annotateur», Moshé Iserlès.

Tout au long des siècles, l’exégèse biblique et talmudique constitua une part importante de l’activité littéraire des juifs. Les plus célèbres commentateurs furent sans conteste Shelomo I ルムaqi (Raši , Troyes, XIe s.), ses disciples, puis Abraham Ibn Ezra et Mose ben Nahman (XIIIe s.).

À la fin du XIIe siècle se développe un mouvement mystique dans la région rhénane, dont les personnalités marquantes furent Juda le Pieux et Éleazar de Worms. La kabbale, se nourrissant aux mêmes sources mystiques, en diffère profondément. Le mouvement kabbaliste, naquit en Provence vers la fin du XIIe siècle, sur la base d’enseignements ésotériques anciens, tel Sefer ha-Bahir (Le Livre lumineux ). Le Zohar , ou Livre de la splendeur , fut le texte kabbaliste essentiel.

La transition

Le XVIe siècle fut un siècle de transition. L’expulsion des juifs d’Espagne fit éclater cette communauté vers les pays musulmans d’une part, le Maghreb et la Turquie, d’autre part vers l’Italie, les Balkans, et vers l’Europe centrale et orientale. L’invention de l’imprimerie permit au peuple du Livre d’étendre la diffusion des textes de base.

Les grandes figures de ce XVIe siècle furent ‘Azaria de Rossi en Italie, auteur de Méor Eynayim (La Lumière des yeux ) et surtout le Grand Rabbin de Prague, le célèbre Maharal (le Haut Rabbi Loeb)..., humaniste juif, fondamentalement attaché à la tradition, moraliste, philosophe, exégète et kabbaliste éminent. Ses écrits ont fait récemment l’objet d’études remarquables. La situation matérielle des juifs était alors peu brillante, les «ghettos» imposés conduisaient à une mentalité de repli sur soi, les persécutions et les brimades de toutes sortes ne créaient guère les conditions favorables à l’épanouissement d’une littérature.

Le renouveau du XVIIIe siècle

Le renouveau vint d’Italie où le sort des juifs était bien meilleur. Moshé Hayyim Luzzatto (1707-1746), éminent kabbaliste, fut également dramaturge: Migdal ‘oz (La Tour de puissance ), Lišarim Tehila (Louange aux hommes vertueux ) sont les premières pièces qu’ait produites la littérature juive depuis de longs siècles; il fut encore moraliste (Mesilat yešarim , Le Sentier des justes ) et polémiste. Il abandonna l’hébreu «secondarisé», où tout se formulait au moyen de citations bibliques ou rabbiniques; il introduisit une clarté de conception et d’expression dans une langue alors en pleine léthargie.

Moïse Mendelssohn (1729-1786) et N. H. Viesel (1725-1805) sont considérés, avec Luzzatto, comme les pères de la littérature moderne. Forçant les portes du ghetto, le premier surtout prit une part active à la vie culturelle allemande et ouvrit la voie à l’émancipation des juifs. Mendelssohn, après Luther, traduisit la Bible en allemand, accompagnant sa traduction d’un béour (interprétation) en hébreu. Cinq siècles après Maimonide, il osa confronter la pensée juive à la philosophie du temps. Cette confrontation avec la culture extérieure, cette renaissance des lettres et de la science juives s’épanouiront durant tout le XIXe siècle.

Les Maskilim: espoirs et illusions perdues

Le mouvement général des idées qui, en Europe occidentale, avait mis en avant les notions de liberté, de fraternité humaine, d’égalité, de progrès..., trouva un écho immédiat chez les intellectuels juifs, si complètement privés de tout ce qui constituait leurs aspirations les plus ardentes, depuis des siècles, et pourtant si avides de tout étudier, de tout apprendre. Cette «soif de connaître», dont parlait déjà le prophète Amos, s’était emparée des jeunes du ghetto.

La Haskala («les Lumières») comporte trois périodes: rationaliste, elle devint assez vite romantique; puis les déboires, les échecs et les pogroms l’amenèrent au réalisme et au désespoir. Cependant ces trois éléments ne furent jamais exclusifs l’un de l’autre; la Haskala chante l’homme maskil : le juif idéal, intelligent et raffiné, attentif à autrui, intensément amoureux de cette nature dont le ghetto le prive si douloureusement; plus encore, le maskil doit sortir de son ghetto spirituel, s’ouvrir à d’autres valeurs que celles du judaïsme traditionnel. Il n’est par conséquent pas surprenant que les attaques contre la religion juive, dans ce qu’elle a de contraignant, contre son immixtion dans les moindres actes de la vie, se fassent si violentes et, très souvent, si injustes.

J. L. Gordon, le poète de la Haskala, prône la nouvelle devise: «Sois juif dans ta demeure, sois homme hors de chez toi.»

S. D. Luzzatto (1800-1865), comme son lointain parent, excella en de nombreux domaines. Son œuvre est nettement teintée de romantisme:
DIR
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Quand donc le monde a-t-il vu apparaître des découvertes aussi merveilleuses qu’à notre génération? Est-ce que, pour cela, on a vu diminuer les guerres, les assassinats, les rapts et les vols, le paupérisme et la misère, les malheurs, la jalousie et la haine, les cris des malheureux et les gémissements des affligés, les morts prématurées?...
(Préface aux Fondements de la Loi .)/DIR

H. N. Krochmal (1785-1840), natif de Galicie, foyer traditionnel du hassidisme, infléchit l’évolution de la pensée religieuse juive du XIXe siècle. Son More Neboukhe Hazeman (Guide des égarés de notre temps ) réalisa, au moins partiellement, les visées de l’auteur. C’est au milieu du siècle que la Haskala atteignit son apogée en Europe centrale et en Russie; tous les genres littéraires y fleurissent, le théâtre toutefois avec quelque retard. Il y eut d’abord des traductions d’ouvrages de science et surtout d’auteurs classiques (de Homère à... Eugène Sue, dont Les Mystères de Paris connurent, grâce à la traduction de C. Schulmann, un immense succès).

En Russie, I. B. Levensohn (1788-1860) prit, en hébreu, la défense de l’instruction moderne et d’une remise à jour de la pensée juive. La poésie lyrique, quant à elle, connut un grand essor, grâce à A. B. Lebensohn [Adam Hakohen] (1784-1880) et, surtout, à son fils Micha Yoseph, ou Michal (1828-1852). D’une vaste culture, à la fois juive et profane, admirateur de Schiller, excellent traducteur de La Chute de Troie , tirée de L’Énéide , ses poèmes puisent leur inspiration tant dans l’histoire biblique et juive que dans la contemplation de la nature ou dans l’expérience intime d’une foi profonde.

J. L. Gordon (1830-1892) fut sans conteste le poète type de la Haskala. Il fut tour à tour lyrique, fabuliste avec Mishlé Yehudah , puis auteur satirique. Il s’attaque férocement au judaïsme traditionnel, et les rabbins qu’il dépeint sont l’objet de toute sa verve ironique. Rabbi Vafsi Hakuzari (Qo ルo šel yod , Le Jambage du yod ) a l’âme aussi noire que le Kuzari Tatare») dont il descend sans doute: pour un minuscule jambage de yod , il refuse de valider un acte religieux, causant ainsi un nouveau malheur à une pauvre juive abandonnée par son premier mari. La pauvre Sarah (’Ašaqa derispaq , Pour un moyeu de char ) voit son foyer détruit, sur l’intervention du rabbin, pour avoir commis le crime de laisser tomber par inadvertance un grain d’orge dans la soupe de la soirée pascale. Dieu lui-même, qui assiste sans une larme au martyre d’une pure jeune fille qui, comme des milliers d’autres, préférera la mort à l’apostasie lors de l’expulsion d’Espagne, n’échappe pas aux reproches du poète (Bim ルulot yam , Dans les profondeurs de la mer ). Mais pour «être homme hors de chez soi», semblable à ses concitoyens, prenant part à leur vie, à leurs efforts, à leur culture, encore faut-il être accepté! Après les pogroms de Kichinev (1881), dans Lemi ’ani ‘amel (Pour qui est-elle , la peine que je prends? ), Gordon se désespère:
DIR
\
Suis-je le dernier des bardes de Sion?
Êtes-vous, vous-mêmes, mes derniers lecteurs?/DIR

A. Mapou (1808-1868) puisa son inspiration dans l’histoire antique d’Israël, et, dans ’Ahavat すion (Amour de Sion ), en 1853, il dépeint les amours d’Amnon (pâtre de Judée, sous le roi Ézechias, à l’époque du prophète Isaïe) et de Tamar. Dans un hébreu volontairement réduit au vocabulaire biblique (dans ce roman pastoral n’apparaissent que deux noms de fleurs: la rose et le lys, car la Bible n’en cite pas d’autres!), au style et à la syntaxe du Livre des livres, Mapou célèbre le paysage de la Terre sainte, la pureté des mœurs de ses habitants. Que la vie «selon la nature», dans un pays indépendant où chacun jouit des fruits de son travail, était belle comparée à celle du ghetto étouffant, obscurantiste!

Mais le juif du ghetto sut trouver ses défenseurs. Des auteurs tels Mendele Mokher Sforim (pseudonyme de S. Y. Abramovitch, 1836-1918), Y. L. Peretz (1851-1915) et Shalom Aleichem (pseudonyme de S. Rabinovitch, 1859-1916) étaient pleins de tendresse pour sa piété exemplaire, sa simplicité, sa douceur, son humour si particulier, son courage tranquille, sa foi inébranlable... Le rabbi fanatique qu’avait vu Gordon se révèle sous leur plume un saint homme, dont la vie n’est faite que de spiritualité, dont les jours et une bonne partie des nuits sont consacrés à l’étude de la Loi. Tévié, le laitier (cf. la pièce moderne Un violon sur le toit ), parle la langue de la Bible et des rabbins, et accepte les épreuves et les malheurs qui fondent sur lui avec une foi et une résignation admirables. Le shtetl , la bourgade juive, est le lieu où s’épanouit le judaïsme. La langue de ces auteurs ne renonce pas aux richesses de l’hébreu postbiblique et rabbinique. Plus encore, le yiddish, langue parlée par tous les juifs d’Europe centrale et orientale, composée d’hébreu, de haut-allemand, de slave..., devient, comme la «langue sacrée», l’un de leurs moyens d’expression. Le populisme juif aura trouvé, en ces auteurs, ses dignes représentants.

La littérature proprement religieuse n’est pas absente au XIXe siècle. Le Malbim (1809-1879) composa un commentaire traditionnel de la Bible qui devint vite populaire. Mais surtout, la science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums) se développa: l’histoire (H. Graetz, 1817-1891), la littérature médiévale (L. Zunz, 1794-1886; A. Geiger, 1810-1874; et A. Berliner, 1833-1915), la bibliographie (M. Steinschneider, 1816-1907), la philosophie médiévale (S. Munk, 1803-1867) suscitent des études du plus grand intérêt, qui, pour nombre d’entre elles, restent encore valables de nos jours.

La réforme religieuse fait également son apparition en Allemagne, essaimant ensuite aux États-Unis et en France (A. Geiger). Par contrecoup, la néo-orthodoxie va s’affirmer avec éclat (S. R. Hirsch, 1808-1888). En Italie, le rabbin E. Bénamozegh (1823-1900) confrontera Morale juive et morale chrétienne et étudiera les rapports entre Israël et l’humanité . Cependant, tous ces auteurs, si fins hébraïsants qu’ils fussent, n’utilisaient pas l’hébreu mais essentiellement l’allemand (accessoirement le français) pour développer leurs thèses savantes!

La renaissance: pogroms et sionisme

Deux événements vont marquer la littérature hébraïque entre 1880 et 1917: les pogroms de Russie (1881...) et l’apparition du mouvement des Amants de Sion avec le sionisme politique et culturel.

L’ambition déçue de la Haskala, réussir l’émancipation des juifs et en faire des Européens (de confession ou d’origine juive), cède la place à une volonté inébranlable de réussir l’«auto-émancipation» (Avtoemansipat ルia ), de prendre en main les destinées du peuple juif et de les assumer pleinement. Cet amour de Sion doit cesser d’être une nostalgie, un thème de roman ou de poème, pour trouver sa réalisation.

Ahad Haam (pseudonyme d’A. Ginsberg, 1856-1927) s’attachera surtout à définir le contenu d’un sionisme culturel. Il écrira et publiera en 1889 Lo zo haderekh (Ce n’est pas la bonne direction ), pamphlet qui le rendit justement célèbre.
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Nous devons, nous aussi, devenir majoritaires dans un pays unique au monde [...] sur lequel nos droits historiques sont indubitables [...] Alors notre existence nationale pourra se développer en accord avec notre génie [...] Alors seulement, le reste de notre peuple, malgré sa dispersion dans tous les pays, pourra espérer que notre foyer national l’imprégnera de son esprit en lui insufflant de sa vie, lui donnera la force de vivre, même privé de ses droits nationaux dans les pays où il se trouve.../DIR

La ネalu ルiut (l’œuvre et l’esprit des pionniers) a prouvé le mouvement en le réalisant. Le grand théoricien de la «religion du travail» fut A. D. Gordon (1850-1920). Y. Arikh (né en 1907), D. Maletz (né en 1900), A. Barash (1889-1952), Y. Yaari (né en 1900) en prose, et Rahel (1890-1931), D. Shimoni (1886-1956) et Y. Lamdan (1899-1954) en poésie l’ont également célébrée.

Antagoniste d’Ahad Haam, M. Y. Berditchewsky (1865-1921), «nietzschéen» de tendance, traite tout au long de son œuvre du juif déraciné et de son inquiétude. Tenant de l’«esthétisme», il rejette avec force la primauté du spirituel dans la vie juive et réclame pour l’homme la liberté d’obéir à ses passions et à ses instincts naturels.

L’hébreu de l’un comme de l’autre annonce déjà la langue contemporaine. La clarté et la concision, la précision et l’art de bien choisir le mot juste expliquent aisément la profonde influence qu’ils ont eue sur leurs successeurs directs et, partant, sur l’évolution de l’hébreu. Ces deux grands polémistes ouvrent la voie à la littérature nationale.

Dans la même mouvance que Berditchewsky, d’autres écrivains tels Brenner (1881-1921), Berkovitch (1885-1967), Gnessin (1879-1913), feignent l’intellectuel juif déchiré entre son village natal aux traditions ancestrales et la grande ville étrangère et hostile où il tente désespérément de survivre dans un monde sans Dieu. Feierberg (1874-1899) illustre ce thème dans son court roman au titre évocateur Léan? (Où aller? ).

H. N. Bialik (1873-1934) et S. Tchernichovski (1875-1943) sont les grands maîtres de la génération du «Passage» (Ma‘abar), celle qui transférera le centre de la littérature hébraïque d’Europe orientale en Erets Israël (terre d’Israël), nom que porte la Palestine dans tous leurs écrits, jusqu’à l’indépendance de l’État d’Israël en 1948. Avec nombre d’écrivains de leur génération ils ont vécu cette émigration qui porte en hébreu le beau nom de ‘Aliya («Montée»).

Bialik, surnommé «le poète national» par excellence, commencera par célébrer sa yešiva (collège d’études talmudiques); dans Hamatmid (Le Studieux ), il dépeint le jeune étudiant qu’il fut, penché sur ses gros in-folio, sachant résister à la nature qui le tente, qui l’appelle. Dans ‘Ir haharega (La Ville du massacre ), il pleure ses frères torturés, assassinés. Le poète sioniste apparaît dans Mete midbar (Les Morts du désert , que ressuscitent les pionniers), et l’hymne fameux Tehezaqna (Que reprennent courage ...) est dédié au premier congrès sioniste. Les trésors de la littérature classique lui sont restés chers. Avec son ami Y. H. Ravnitsky, il publie le livre de la Haggadah , anthologie des textes allégoriques, de morale, de théologie, du Talmud et du Midrash. De même que Tchernichovski, il a traduit de nombreux classiques.

Néanmoins, ces deux écrivains sont fort différents. Alors que Bialik puise son inspiration dans une identification permanente avec le peuple d’Israël, historique et contemporain, Tchernichovski apparaît, dans ses poèmes, moins spécifiquement juif: il chante la nature, la joie de vivre, l’homme juif, plus que le juif. Il n’est pas loin de penser que ce sont les «prophètes de mensonges» (’El nevi’e hašeqer ) qui avaient raison contre les prophètes bibliques! C’est «face à la statue d’Apollon» qu’il prie!

1917 marque un tournant dans la littérature hébraïque: la révolution d’Octobre donne un coup de frein brutal à l’émigration des juifs de Russie, qui s’était considérablement accélérée depuis les pogroms de la fin du siècle, essentiellement vers les États-Unis ou vers la Palestine. L’autre événement, encore plus important, est la déclaration Balfour (2 nov.), qui reconnaît solennellement le droit des juifs à un «foyer national» en Palestine et promet l’aide du gouvernement anglais en vue de la réalisation de ce projet. Le rêve sioniste devient réalité, symbolisée par Tel-Aviv, ville bâtie sur des dunes en 1909 et qui compte, de nos jours, plus d’un million d’habitants! La littérature hébraïque se partage dorénavant entre trois foyers: l’Europe orientale (la Pologne compte alors trois millions de juifs), les États-Unis, la Palestine.

Émergence d’un théâtre

La Pologne, entre les deux guerres mondiales, aura donné à la littérature hébraïque un grand dramaturge, M. Shoham (18971937). Le théâtre n’a jamais été un genre très en vogue; cependant les pièces de Shoham, bien que puisant, elles aussi, leur inspiration dans la Bible, firent une profonde impression en raison de l’actualité des thèmes choisis et du talent de l’auteur. プur virušalayim (Tyr et Jérusalem ) oppose le prophète Élie (Jérusalem) à la reine Jézabel (Tyr); l’homme des idéaux, de la morale, de la spiritualité, opposé à la païenne, avide de plaisirs et dénuée de sens moral... Elohe barzel lo ta‘ase lakh (1934, Tu ne feras pas de dieux de métal ) oppose Abraham l’Hébreu à Gog le sanguinaire.

En 1918 est créée en U.R.S.S. la célèbre troupe Habimah, qui «montera» à son tour en Palestine en 1932. La troupe Hakameri voit le jour en 1945. Sa création constitue dans une certaine mesure une réaction contre sa prestigieuse sœur aînée dont elle rejette le caractère trop «culturel» ainsi que la langue littéraire et figée qui ne convient pas aux sabras (nés dans le pays). Hakameri veut intéresser le public par des sujets empruntés à la société israélienne en pleine formation. De nouveaux auteurs se révèleront qui écriront un théâtre vivant et actuel.

La poésie dans la fournaise

La poésie hébraïque entre les deux guerres choisit plutôt pour thèmes la foi messianique de la renaissance du peuple juif ou le déclin de l’individu au sein de la civilisation urbaine. Puis, elle crie l’indicible horreur des persécutions subies en Europe nazie, pour enfin chanter l’indépendance retrouvée.

Le chef de file de cette école est U. T. Grinberg (1894-1981, établi en Israël en 1924): ses recueils expriment le déracinement de l’homme moderne ‘Ema gedola veyarea ム (Grande Peur et lune ); au thème de l’holocauste il consacre Re ムevot hanahar (Les Étendues du fleuve ).

A. Shlonsky (1900-1973) a exercé une influence importante sur les lettres juives: son style a introduit des formes et des expressions nouvelles dans l’hébreu de la poésie. Les thèmes proprement juifs ou empruntés au rite ne sont pas entièrement absents, mais ne tiennent pas dans sa poésie la place qu’ils ont chez Grinberg, par exemple. Influencé par le symbolisme russe, en particulier par Alexander Blok, il montre à son tour le déclin de la civilisation urbaine et, par contraste, glorifie le ムalu ル (pionnier) dans Devaï, Begalgal, ‘al mil’et (1957, Douleur , tourbillon , solitude ). Comme ses prédécesseurs, Shlonsky est un traducteur de grande valeur: il a donné les versions hébraïques des principaux auteurs russes (Pouchkine, Gorki, Blok), comme de Brecht, de Shakespeare ou de Shaw.

N. Alterman (1910-1970) est d’abord poète lyrique avec Kohhabim bahu ル (Étoiles au dehors ). Traducteur de Villon et de ballades écossaises, il en subit l’influence: Šire makot mi ルraym (Chants des plaies d’Égypte ) et ‘Ir hayona (La Ville de la colombe ). Comme celui de Shlonsky, son hébreu est celui du milieu du siècle; il n’est pas volontairement archaïsant. Il n’est pas étonnant qu’il soit devenu l’auteur de chansons populaires et de refrains célèbres: ‘Anše ‘aliya hašeniya (Les Hommes de la seconde émigration ).

Traductrice elle aussi, spécialiste de littérature comparée, Léa Goldberg (1911-1970) a une place de choix parmi les poètes contemporains; ses poèmes se caractérisent par leur sensibilité et leur lyrisme. Son immense culture donne un prix tout particulier à ses travaux de critique littéraire.

C’est une tout autre voie qu’ont choisie les Cananéens, dont le chef de file fut le poète Y. Ratoche (1908-1981). Ils rejettent délibérément tout le patrimoine juif, se voulant exclusivement sémites et appelant les Arabes à rejoindre cette grande et antique famille: jusqu’à présent, leurs appels sont restés vains, ce qui n’a nullement empêché Ratoche de dédier ses poèmes à Baal et Astarté, divinités du panthéon sémitique.

Trois romanciers

Depuis un demi-siècle, deux noms occupent la première place dans les lettres hébraïques: S. J. Agnon (1888-1970) et H. Hazaz (1897-1973). Le premier surtout, prix Nobel de littérature en 1966, doit son immense succès à la synthèse harmonieuse entre l’élément juif qui constitue la trame de ses récits et les méthodes littéraires modernes. Sa langue est volontairement truffée de réminiscences, de rabbinismes, souvent difficilement compréhensibles à tous ceux qui ne sont pas familiers de la culture juive traditionnelle. Lors de la remise du prix Nobel, on lui demanda s’il n’avait pas subi d’influences extérieures, en particulier celle de Kafka; il refusa de l’admettre, mais la méthode moderne, surréaliste, de certains de ses contes, ‘Ad hena (Jusqu’ici ), par exemple, laisse le débat ouvert.

Hazaz s’est voulu le témoin de l’unité du peuple juif dans sa profonde diversité; juif russe, il a décrit les «premières générations» dans Dorot rišonim , puis s’est tourné vers les Yéménites qui, en se transplantant de leur Yémen natal en Terre sainte, franchissent en un court instant des siècles d’évolution et de civilisation. Il leur consacre Hayoševet baganim (Toi qui demeures dans les jardins ), et Yaiš . Enfin la dialectique Galut-Geula (Exil-Délivrance) l’a beaucoup préoccupé: Beqe ル hayamim (À la fin des temps ) est un drame dont le héros est le pseudo-messie Sabbataï Tsvi (XVIIe s.).

Y. Bourlah (1886-1969) n’a pas eu besoin de se dépayser pour peindre les juifs orientaux (sephardim); né à Jérusalem, il descend lui-même d’une famille sépharade et consacre à sa communauté d’origine toute son œuvre romanesque, qui est considérable: ’Išto hasenua (L’Épouse qu’il déteste ) relate les vicissitudes de la vie conjugale de Daoud et de la pauvre Rachel, que Daoud a dû épouser parce que Massaouda, sa mère, en avait ainsi décidé...; ‘Alilot ‘aqabia (L’Épopée d’Aqabia ), l’un de ses meilleurs romans, dépeint un héros sephardi profondément nationaliste, tel que le voit Bourlah, lequel emprunte nombre de traits à la Bible ou à la tradition juive.

La littérature israélienne

Trois ans à peine après la révélation à la face du monde de l’étendue du malheur qui a frappé le peuple juif renaît un État indépendant (1948) qui, dix-neuf siècles après l’exil, rassemble les exilés. Les écrivains de la nouvelle génération sont en majorité natifs du pays, membres de kibboutzim et du Palmah (unités de choc de l’armée), d’où leurs surnoms de «génération de la guerre d’Indépendance» ou de «génération du Palmah».

Profondément intégrés à la vie du kibboutz, ces écrivains s’attachent à l’exaltation des valeurs collectives. Leurs héros, à la fois bâtisseurs et combattants, font délibérément le sacrifice de leur vie pour défendre leur idéal. Ils n’ont pratiquement pas d’existence en dehors du microcosme du kibboutz. Les auteurs les plus en renom sont Yigal Mossinsohn, né en 1917 (Gris comme un sac ); Moshé Shamir, né en 1921 (Il s’en est allé par les champs , De ses propres mains ); Nathan Shaham, né en 1925 (Toujours nous ); Aharon Megged, né en 1920 (Vent des mers , Hedva et moi ). S. Yizhar (né en 1916) note cependant un certain désenchantement du kibboutz dans Ephraïm retourne à la luzerne . Ses romans les plus importants sont ceux où il livre des drames de conscience: Le Prisonnier de guerre et Les Jours de Tsiqlag . Le poète le plus marquant de la génération du Palmah est Haïm Gouri (né en 1923), avec Fleurs de feu et Rose des vents .

Les auteurs de cette génération découvrent, bien qu’avec recul, l’horreur de l’Holocauste. Dans leurs rencontres avec les rescapés des camps de la mort, ils prennent conscience de toute la portée de la tragédie: Six Ailes pour chacun , de Hanoch Bartov (né en 1926), Ni de maintenant, ni d’ici , de Yehouda Amihaï (né en 1924), s’en font l’écho.

En effet, la littérature du génocide est au moins autant l’œuvre de témoins, de victimes dont la langue d’expression est une des langues occidentales (André Schwartz-Bart, Élie Wiesel) que celle d’auteurs israéliens. Nombre de ces derniers, devant un drame aussi terrible, n’ont pu réagir que par le silence. Pourtant, les survivants commencent à écrire. Ainsi, Aharon Appelfeld (né en 1932) n’évoque pas directement la Shoah, mais le temps d’avant et d’après la tragédie. Ses héros sont des Juifs assimilés, ignorant leur véritable identité, qui se trouvent en plein désarroi lorsqu’ils doivent affronter leur destin, ou des rescapés incapables de se libérer d’un passé qui les poursuit, tentant en vain de se forger une vie nouvelle (Fumée , La Vallée fertile , Givre sur la terre , Le Temps des prodiges , Badenheim 1939 ). Ce sont les mêmes thèmes que traite Yoram Kaniuk (né en 1930) dans Adam ressuscité . De jeunes auteurs, enfants de rescapés ou d’autres, n’ayant vécu la Shoah que dans la mémoire collective de tout un peuple, se mettent eux aussi à parler de l’indicible. Savion Liebrecht (née en 1948) dans ses nouvelles, par exemple, ou surtout David Grossman (né en 1954) dans Voir ci-dessous Amour .

La création de l’État d’Israël fait rapidement exploser les conceptions idéologiques qui prévalaient jusque-là. Les valeurs défendues par le kibboutz ne résistent pas à l’expansion rapide de la nouvelle société. Dès lors, les écrivains tentent de jeter d’autres bases pour une existence individuelle. Le «nous» fait place au «moi», le héros est remplacé par l’antihéros d’une autre réalité. C’est au travers de personnages historiques que Moshé Shamir exprime la déception qu’il éprouve à l’égard d’un État dans lequel la corruption et la décadence sociale ne sont pas absentes (Un roi de chair et de sang , La Brebis du pauvre ).

L’évolution vers une littérature plus individualiste, plus personnelle, est évidente à partir des années cinquante-soixante chez les auteurs de la «guerre d’Indépendance» comme chez leurs cadets, qu’on surnomme «génération de l’État» ou «nouvelle vague». Aharon Megged se tourne d’abord vers une écriture surréaliste (La Fuite ), avant de revenir à des romans ancrés dans la réalité du pays: La Vie brève , Voyage au mois d’Av , Feugelman , par exemple. Moshe Shamir, dans son roman Les Play-boys , jette un regard critique sur ce qu’est devenue sa génération. Les personnages d’Itzhak Orpaz (né en 1923) évoluent dans un univers aux paysages surréalistes imprégnés de symboles. Êtres solitaires, enfermés dans leur incommunicabilité, tels sont les personnages qu’Amalia Kahana-Carmon (née en 1928) dépeint dans un style très personnel (Dans un même panier , Et le soleil sur la vallée d’Ayalon , Là-haut à Montifer , Je l’ai accompagnée chez elle ). Désir de destruction et instinct de mort sont les thèmes développés dans une atmosphère surréaliste par Avraham B. Yehoshua (né en 1936) à ses débuts (La Mort du vieillard , Le Voyage nocturne de Yatir ).

Cependant, un glissement progressif vers la remise en question de la société israélienne caractérisera la littérature des années soixante-dix et quatre-vingt. Yoram Kaniuk caricature le «nouvel Israélien» dans Celui qui descend en haut et dans L’Histoire de la grande tante Shlomtsion . Déjà, Avraham B. Yehoshua en aborde les réalités dans Face aux forêts , puis dans Au début de l’été 1970 , qui traite de la guerre d’usure. Dans son premier roman, L’Amant , par-delà l’histoire d’une famille israélienne à l’époque de la guerre du Kippour, l’auteur évoque les raisons profondes de cette guerre. Dans Divorce tardif et L’Année des cinq saisons , l’idée de l’incompatibilité entre la réalisation de l’idéologie sioniste et les impératifs de la vie est sous-jacente. Son dernier roman, Monsieur Mani , véritable épopée familiale, évoque de façon subtile l’histoire événementielle, idéologique et politique du judaïsme oriental.

La guerre du Kippour déclenche un véritable traumatisme et servira de point de départ à de nombreuses œuvres: Yitzhak Ben-Ner (né en 1937) publie Coucher de soleil à la campagne , Après la pluie , Pays lointain , où il s’agit aussi de la visite du président Sadate en Israël, David Schütz (né en 1941) écrit L’Herbe et le sable . Yaakov Shabtaï (1934-1981) va encore plus loin que d’autres et, dans son roman Pour inventaire , dépeint l’écroulement des valeurs fondamentales du mouvement travailliste. Le Tel-Aviv des années soxante-dix apparaît comme un univers sans spiritualité et sans idéal. Fin de compte , son œuvre posthume, va dans le même sens.

Des auteurs plus jeunes s’en prennent aussi aux mythes. Mordekhaï Shalev (né en 1948), dans Que la terre se souvienne , expose avec ironie l’œuvre des pionniers de la deuxième vague d’immigration. Le rêve sioniste, empreint de romantisme, a été trahi par les pionniers eux-mêmes, et leurs descendants ne peuvent donc pas lui rester fidèles.

Enfin, c’est aux valeurs sacrées sur lesquelles est fondée la société israélienne qu’Amos Oz (né en 1939), Prix Femina étranger 1988, s’attaque, dès ses premiers ouvrages, dévoilant l’envers du décor d’une société qui défend des idéaux dont elle se détourne en fait: Les Pays du chacal , Ailleurs peut-être , Mon Michaël , Jusqu’à la mort , La Colline du mauvais conseil . Il scrute les tréfonds de l’âme humaine et, par une introspection subtile, met en évidence la lutte constante entre la beauté, la logique et la lumière, d’une part, et les instincts cachés, la folie et l’ombre, d’autre part. Dans les années soixante, Amos Oz avait pressenti la crise qu’allait connaître le kibboutz, et dans ses romans ultérieurs il présage la profonde mutation de la société israélienne. La Boîte noire relate le drame intime de personnages issus de communautés et milieux très différents dans l’Israël des années soixante-dix, avant la prise du pouvoir par la droite. La mémoire torturée par la culpabilité d’un agent secret et la quête de la miséricorde sont au cœur du roman Connaître une femme . Dans La Troisième Sphère , qui a pour toile de fond la révolte palestinienne, le héros, homme de gauche, n’arrive pas à modifier la société, où sévissent décadence et dégradation. La troisième sphère, préfiguration des aspirations individuelles, nationales et universelles, est un refuge, un lieu où la réconciliation entre les réalités et l’idéal est possible.

L’interrogation sur le caractère de l’identité nationale se révèle aussi à travers l’affirmation de l’appartenance communautaire. Des écrivains originaires de pays arabes, par exemple, se font davantage connaître. Sur les pas de Mordekhaï Tabib (1910-1979), qui a peint sa communauté yéménite, Amnon Shamosh (né en 1929) célèbre sa communauté d’Alep, dispersée à travers le monde ou immigrée en Israël (Michel Ezra Safra et fils ). Sammy Michaël (né en 1926) s’attache à sa communauté irakienne dans Une poignée de brouillard , mais évoque également la situation des Arabes israéliens (Refuge et Trompette dans l’oued ). Elie Amir (né en 1937), lui aussi originaire d’Irak, consacre son roman Le Coq du pardon , publié en 1983, à la douloureuse intégration des immigrants. Erez Bitton (né en 1942), d’origine marocaine, a le désir d’enrichir de sa poésie la civilisation israélienne grâce à sa propre culture (Offrande marocaine , Le Livre de la menthe ). Des auteurs issus des minorités ethniques font aussi entendre leur voix en hébreu. Anton Shammas (né en 1950), dans Arabesques , trace l’histoire de plusieurs générations de sa famille arabe. Dans son roman Baptême fatal , Naïm Araydi, écrivain druze, insiste sur la confrontation entre les deux univers dans lesquels il vit.

D’autres écrivains se réfugient dans le monde de l’enfance. Ils partent en quête de leurs racines, dans un univers qui à leurs yeux se décompose. Tels Binyamin Tammuz (né en 1919) avec Les Dunes d’or , Nissim Aloni (né en 1926) avec Le Hibou , ou encore Hanoch Bartov (De qui es-tu l’enfant? ), Shulamith Hareven (née en 1931), avec La Ville aux jours nombreux , ou David Shahar (1926-1997), Prix Médicis étranger 1981. Ce dernier, dans son cycle romanesque Le Palais des vases brisés , est à la recherche du temps perdu dans la Jérusalem du mandat britannique et s’interroge sans cesse sur le mystère de la vie et l’existence de Dieu dans un monde de chimères et d’illusions.

Un théâtre vivant

Il s’en est allé par les champs (1945), de Moshé Shamir, peut être considéré comme la première pièce réellement israélienne. C’est l’histoire d’un kibboutznik (membre d’un village communautaire) et de «sa» guerre d’indépendance. Bien que vaillant au combat, il refuse le concept d’héroïsme. Il est dur aussi bien avec sa mère qu’avec la femme, rescapée des massacres européens, qui porte son enfant. Aharon Megged (Hedva et moi ) met lui aussi en scène un kibboutznik sympathique et intelligent à qui la ville ne réussit guère. Nissim Aloni, dans Le plus cruel de tous c’est le roi , développe la thèse selon laquelle tout gouvernement est cruel, quelles que soient ses bonnes intentions. Sous le personnage de Jéroboam, qui osa se révolter contre Salomon et son héritier légitime pour devenir «le plus cruel de tous», apparaît dans tout son tragique la situation de l’État d’Israël à l’époque. Ben-Zion Tomer (né en 1928) est encore hanté par les persécutions (Les Enfants de l’ombre ).

C’est à la fin des années soixante qu’on assiste à une remise en question des traditions enracinées du théâtre israélien. Hanoch Levin (né en 1943), Hillel Mittelpunkt (né en 1949), Yehoshua Sobol (né en 1939) portent à la scène une langue et une diction modernes. Tout en s’interrogeant sur la difficulté d’être, ils n’en négligent pas pour autant les problèmes spécifiques du pays. C’est surtout Hanoch Levin qui se livre à des satires anti-institutionnelles acerbes. Ainsi, après la guerre de Six Jours, il s’attaque à l’autosatisfaction des Israéliens, qui huent sa pièce provocatrice La Reine des bains . Yehoshua Sobol s’interroge aussi sur les valeurs israéliennes en prenant pour toile de fond soit le présent immédiat, soit des époques plus lointaines de l’histoire du peuple juif (La Saint-Sylvestre 72 , La Vieille du vingt , Le Dernier Ouvrier , La Guerre des Juifs ). De nouvelles troupes naissent, qui enrichissent la vie théâtrale et permettent à de jeunes auteurs de se faire connaître, tandis que leurs prédécesseurs continuent à créer.

Une poésie en plein essor

En réaction contre une poésie dont Nathan Alterman est le symbole, Nathan Zach (né en 1930), David Avidan (né en 1934) et Yehouda Amihaï remettent en question les thèmes et les formes chers à la génération des poètes précédents. Ce ne sont plus les idéaux nationaux mais la condition même de l’homme et ses difficultés d’être qui fournissent leur inspiration. Refusant la rhétorique et les métaphores trop élaborées, ils s’attachent aux images simples puisées dans la vie quotidienne, à un hébreu parlé, parfois vugaire, qui fait fi du mètre et des rimes. Avot Yeshurun (1904-1991), qui par son âge appartient à la génération précédente, acquiert sa notoriété surtout dans les années soixante-dix. Sa poésie est plus proche par certains côtés de celle de ses cadets, et sa contestation politique, inacceptable à une certaine époque, finit par entrer dans les mœurs.

Tout en participant à la création d’une poésie nouvelle, des poètes tels Abba Kovner, Dan Pagis, I. Yaoz-Kest, Yakov Besser puisent leurs thèmes dans leur propre expérience de rescapés de la Shoah. Dans leur mode d’expression essentiellement allusif, le concret cède la place au mythique, et le réalisme au symbole. Mais la Shoah est ancrée dans la littérature hebraïque au-delà des témoignages des rescapés, puisque leurs enfants, qui n’ont vécu l’horreur qu’au travers des souvenirs de leurs parents ou amis, prennent la relève, en s’appropriant en quelque sorte leur souffrance, qu’ils expriment dans leurs poèmes.

Ceux qui continuent dans la voie de Shlonsky ou d’Alterman, tels Amir Gilboa, Nathan Yonathan, Dalia Ravikovitch, Tuvia Rivner, Ozer Rabin, créent de nouvelles formes poétiques. Leurs successeurs Yona Wollach, Yaïr Hurvitz (décédés respectivement en 1985 et 1988), Meïr Wieseltir et d’autres plus jeunes font preuve d’un lyrisme qui le dispute souvent à l’insolite, mais où la sensibilité est toujours à fleur de peau.

En quête d’un bilan

La littérature israélienne est aujourd’hui un creuset où des écrivains de plusieurs générations créent et publient. Ceux de la guerre d’Indépendance, ceux de la génération de l’État continuent à écrire, connaissant un nouvel essor et cohabitant avec de nouveaux talents qui ont déjà fait leurs preuves. Romans et nouvelles revêtent des caractères originaux où le réalisme côtoie le surréalisme, l’impressionnisme le symbolisme. On y trouve une grande variété de styles, une recherche de formes et un effort de rénovation linguistique qui est d’autant plus important que la renaissance de la langue hébraïque a vu le jour il y a tout juste cent ans. Les sujets abordés sont ancrés dans la civilisation et la culture israéliennes et juives. Les événements socio-politiques qui jalonnent l’histoire marquent profondément la littérature israélienne. Cependant, elle dépasse largement son cadre géographique et historique, même s’il paraît très spécifique, car les thèmes et les personnages qu’elle met en scène, les problèmes et les interrogations qu’elle pose atteignent une dimension universelle.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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